tienda

Historia de la música en España e Hispanoamérica. Vols. 4 y 5

Fecha:
13/11/2019
Historia de la música en España e Hispanoamérica. Volume 4: La música en el siglo XVIII. Dir. José Máximo Leza. Madrid : Fondo de Cultura Económica, 2014. 685 p. — Volume 5: La música en España en el siglo XIX. Dir. Juan José Carreras. Madrid : Fondo de Cultura Económica, 2018. 751 p.

Ces deux ouvrages forment les quatrième et cinquième volumes d’une ambitieuse Histoire de la musique en Espagne et en Amérique hispanique en huit volumes, dirigée par Juan Ángel Vela del Campo, dont la publication s’est échelonnée sur près d’une décennie (2009-2018). L’éditeur de chaque volume a cependant bénéficié de l’indépendance suffisante pour produire des volumes assez différents quant au choix des approches et de l’organisation interne. Le quatrième volume, édité par José Máximo Leza et paru en 2014, est consacré à la musique en Espagne et en Amérique hispanique au xviiie siècle ; le cinquième, à la musique en Espagne au xixe siècle. Édité par Juan José Carreras et paru en 2018, il a été le dernier des huit à voir le jour. Les utiles renvois du cinquième volume vers le quatrième sont, à cause de cet écart temporel, impossibles dans le sens inverse. Dans l’ordre de la collection, ces deux ouvrages sont précédés par trois volumes couvrant la période allant des premières notations à ca 1470 (vol. 1), la fin du XVe siècle et le XVIe (vol. 2) et le XVIIe siècle (vol. 3). Ils sont suivis par trois autres volumes sur la musique en Amérique hispanique aux XIXe (vol. 6) et XXe siècles (vol. 8) et sur la musique en Espagne au XXe siècle (vol. 7). L’espace américain et l’espace péninsulaire, traités ensemble pendant la période coloniale, font l’objet de volumes séparés pour ces deux derniers siècles. Considérée comme un tout, cette collection représente une contribution historiographique importante. En Espagne comme en Amérique, les derniers essais de synthèse comparables dataient des années 1980 : l’Historia de la música española en sept volumes (Alianza, 1983-1985), d’une part ; de l’autre, l’ouvrage de dimension plus modeste de Gérard Béhague, Music in Latin America. An Introduction (Prentice-Hall, 1979).

Les deux volumes qui nous occupent ont tiré profit de l’essor des publications musicologiques sur l’Espagne et sur l’Amérique hispanique de ces trois dernières décennies. Les riches et pertinentes sélections bibliographiques réunies à la fin de chaque chapitre en témoignent. Elles sont en partie commentées, valeur ajoutée qui en fait d’excellents outils de travail. Le diagnostic est pourtant clair : « On n’avait jamais su autant, mais jamais le manque de réflexions et d’orientations générales n’avait été aussi évident » (vol. 5, p. 24). Le contraste entre ces volumes et les synthèses précédentes viendra donc tout autant de la mise à jour des connaissances que d’une différence d’approche substantielle.

L’approche proposée est construite sur la base d’une critique pénétrante de la pensée nationaliste qui a dominé la musicologie espagnole depuis ses origines au xixe siècle. Cette critique, dont le mérite principal revient à Juan José Carreras, éditeur du cinquième volume et auteur dans le quatrième, repose elle-même sur le principe dahlhausien selon lequel le concept de « musique nationale » est fonctionnel et non substantiel, c’est-à-dire qu’il est davantage le fait des composantes politiques et idéologiques des discours qui le construisent que d’une quelconque essence musicale (vol. 4, p. 40). L’adoption de cette perspective donne lieu à une approche historiographique dans laquelle le grand récit de la « musique espagnole » n’est plus l’outil d’interprétation du passé musical, mais une partie de ce passé qui devient elle-même objet d’étude (vol. 5, p. 24). Ce qui semble aller de soi doit être rappelé : le débat historiographique n’a pas pour but de prolonger aujourd’hui les débats esthétiques du xixe siècle, mais bien de comprendre ces débats au moyen de la « reconstruction critique des différents discours et situations » du passé (vol. 5, p. 226).

Ce tournant dans la musicologie espagnole apparaît déjà dans la modification du titre de la collection par rapport aux synthèses antérieures : non plus histoire de la musique espagnole mais de la musique en Espagne, un glissement déjà revendiqué par Joël-Marie Fauquet pour le cas français (Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, Fayard, 2003, p. xi). Les éditeurs ne proposent plus une histoire nationale de la musique mais une histoire régionale européenne à inscrire dans une histoire globale (vol. 5, p. 49), multipliant ainsi les occasions de dialogue avec d’autres traditions historiographiques et musicologiques. Le chapitre introductif de chaque volume développe justement des thèmes qui se prêtent particulièrement à l’exercice de l’histoire comparée : la question de l’opération historiographique elle-même (surtout dans le vol. 5), celles de la périodisation, du paradigme nationaliste déjà évoqué, des modèles et des fonctions institutionnelles, du mécénat, du marché de la musique, du concert, de la mobilité et des réseaux, des représentations (vol. 5) et des discours spécialisés sur la musique (vol. 4), de la présence des femmes (surtout dans le vol. 5), ou encore de la protection des auteurs (vol. 5).

Carreras signale que les nationalistes espagnols du xixe siècle en vinrent à percevoir l’expérience de la modernité comme un conflit d’identité. La modernité était associée à une identité étrangère dont la puissance de pénétration menaçait le processus, en soi fragile, de construction nationale (vol. 5, p. 160). Considérée depuis la perspective du xixe siècle, l’italianisation de la musique en Espagne au XVIIIe siècle rendait la culture musicale de ce siècle étrangère au destin voulu pour la nation (vol. 4, p. 29, 40-45 ; vol. 5, p. 174). L’italianisation avait été depuis présentée comme une invasion, voire une infection, comme chez Adolfo Salazar (La música de España, Espasa-Calpe, 1953). C’est la prégnance de cet héritage qui a amené les éditeurs à placer la question de la réception de la modernisation de la culture musicale au centre des deux volumes (vol. 4, p. 29 ; vol. 5, p. 49-50). Pour le XVIIIe siècle, il s’agissait de dépasser la dichotomie de l’échec de la « musique espagnole » et de la conformité aux styles musicaux étrangers, car cette dichotomie serait surtout le fruit d’une lecture rétrospective (vol. 4, p. 34-36). Il revient alors au volume sur le xixe siècle de faire l’archéologie du concept même de « musique espagnole » dont ce siècle est l’inventeur et de proposer un récit alternatif sur l’histoire de la musique durant cette période.

Le succès de cette double opération dépend d’un principe énoncé par les deux éditeurs : l’attention accrue aux différences et aux discontinuités (vol. 4, p. 36 ; vol. 5, p. 154-155). L’analyse des discontinuités dans les discours et la reconstruction critique de leur contexte changeant occupent une place importante dans le volume consacré au xixe siècle, tandis que les auteurs qui s’occupent du XVIIIe siècle, confrontés à une plus grande rareté des discours, mettent davantage l’accent sur la différenciation des pratiques. Ces affinités fondamentales se doublent d’une grande proximité dans la structure des deux volumes. Tous les deux présentent un chapitre introductif ambitieux qui, répondant déjà aux grandes problématiques posées, propose un certain regard sur la période traitée. Ce chapitre introductif est suivi de quatre grands chapitres chronologiques qui divisent le siècle en tranches comparables de vingt à quarante ans. Cette périodisation, qui renonce aux grandes ruptures de l’histoire politique, est elle-même une réponse à la question centrale, celle des grandes étapes d’une réception de la modernisation de la culture musicale. Le sixième et dernier chapitre du quatrième volume est consacré au thème de la musique en Amérique hispanique. Le cinquième volume incorpore, à son tour, un chapitre crucial sur « l’invention de la musique espagnole » dont on vient de résumer quelques points centraux.

Dans le quatrième volume, Leza ouvre le chapitre introductif en exposant les problématiques déjà énumérées (Lumières et tradition, périodisation, nationalisme et identité). La section qui suit est dévolue à la musique dans les institutions ecclésiastiques, sujet auquel la production musicologique espagnole sur la période a fait une très large place. La solide tradition des monographies institutionnelles a eu le désavantage de surreprésenter la stabilité institutionnelle en isolant l’institution d’un contexte urbain autrement riche et changeant, et d’enfermer la pratique musicologique dans des traditions d’histoire locale. En même temps, elle a fourni le foisonnement de données qui permettent à Leza, par un simple changement de regard, de composer un tableau synthétique d’une grande valeur. En quelques pages, il passe en revue les statuts, les fonctions et les effectifs des corps musicaux des institutions, leur évolution, leurs rapports avec d’autres institutions, dont la festería (la gestion de l’activité des musiciens à l’extérieur de l’institution), puis la mobilité, la promotion et la formation des musiciens. Grâce aux travaux récents de Nicolas Morales et Judith Ortega, entre autres, Leza peut également présenter un tableau très complet de la musique à la cour dans lequel il aborde avec finesse la question du rôle respectif des inerties institutionnelles et des goûts personnels des princes. Le chapitre se termine par un panorama des discours sur la musique débarrassé de la polémique nationaliste, qui n’apparaît qu’à la toute fin du long xviiie siècle avec Teixidor. Les textes sur la musique, au contraire, sont expliqués à la lumière d’un changement de paradigme qui mènerait de la défense corporative d’un corpus normatif à une esthétique musicale commandée par le goût.

Le second chapitre, intitulé « 1700-1730 : de nouvelles musiques pour un siècle nouveau », s’occupe d’emblée de la question centrale de la « modernisation/italianisation de la musique ». Álvaro Torrente y décrit magistralement le renouveau timbrique, formel, tonal et métrique de la musique sacrée et les polémiques qu’il a suscitées. Miguel Ángel Marín aborde ensuite le répertoire pour orgue, puis Juan José Carreras et José Máximo Leza traitent, respectivement, de la réception de la cantate et de celle du théâtre musical aristocratique avec une attention particulière à la question du genre musical. Le troisième chapitre s’intitule « 1730-1759 : l’assimilation de la scène européenne ». Leza y développe le thème de l’introduction du style galant dans la musique liturgique et paraliturgique. Deux figures liées à la cour apparaissent comme les emblèmes des accomplissements de cette période : Domenico Scarlatti et Farinelli. Marín et Leza les inscrivent cependant dans une soigneuse reconstruction de leur milieu espagnol, celui du répertoire pour clavier d’une part et celui de l’assimilation de l’opéra seria italien de l’autre. Entre les deux, Marín propose également un sous-chapitre sur le sujet, à peine traité avant lui, de la réception espagnole de Corelli et du rôle qu’elle a joué dans la valorisation de la musique instrumentale et dans la production locale de musique pour violon. La précieuse contribution de Marín se poursuit dans le chapitre suivant, « 1759-1780 : le renouveau éclairé », avec des textes sur la symphonie et le quatuor attentifs à leur fonction sociale, y compris dans l’espace américain. Leza aborde ensuite la large diffusion du dramma giocoso dans la péninsule ibérique et les conditions de production et d’adaptation du genre en Espagne. Dans l’avant-dernier chapitre, « 1780-1808 : échos hispaniques du Classicisme », Marín enchaîne trois sections tout aussi novatrices qui soutiennent et précisent l’idée d’une modernisation de la vie musicale espagnole. Elles sont consacrées au développement du marché musical (commerce de partitions et d’instruments, édition musicale, figure de l’amateur), à la consolidation du concert (concert privé, sociétés de concert, concert public) et à la réception de Haydn. Leza clôt le chapitre avec une section sur la diversité et le renouveau des genres scéniques à la fin du siècle, dont l’opéra, la tonadilla, le melólogo (mélodrame) et le ballet. Dans le sixième et dernier chapitre, Leonardo Waisman propose une vision nuancée sur la musique dans « l’Amérique espagnole » attentive aux décalages sociaux et institutionnels par rapport à l’espace péninsulaire. Il suit le récit du volume dans ses grandes lignes sans pourtant l’assimiler tout à fait. Sa lecture des attitudes opposées sur « la réception de la modernisation musicale » reste attachée à une dialectique des identités (italienne, espagnole ou criolla) qui n’exclut pas des expressions telles que « le style italien envahisseur » (p. 604).

Le cinquième volume pose le problème de la chronologie. L’éditeur, Carreras, a fait le choix d’un long xixe siècle, 1790-1914. Ce choix permet cependant une relecture de la dernière étape chronologique du volume précédent (1780-1808) dans le chapitre « La transition vers un nouveau siècle (1790-1830) », mais aussi dans des pages de grande valeur sur le mécénat (p. 81-83) ou sur les femmes musiciennes au tournant du siècle (p. 106-116). Le choix primordial de l’éditeur est de chercher à retracer l’histoire d’un ensemble de concepts-clé, dont celui de « musique espagnole », mais aussi « concert », « zarzuela » ou « musique classique », dans le but de comprendre, dans sa différence, la culture musicale riche et fragmentée d’un siècle qui se présente comme « l’immédiate préhistoire de notre présent » (p. 25-26). Toute prétention à l’exhaustivité est écartée en faveur d’une interrogation sur les mots attentive aux nuances et qui livre, comme résultat, des « esquisses » éclairant d’un jour nouveau des aspects très variés de cette culture musicale. Outre le chapitre magistral sur l’invention de la musique espagnole, qui s’occupe aussi du grand débat sur l’opéra national, Carreras signe dans les autres chapitres des fragments d’une concision et d’une efficacité toute dahlhausiennes qui vont s’avérer, sans aucun doute, féconds pour l’avenir de la recherche sur la musique au XIXe siècle.

Le chapitre introductif de Carreras réussit le défi d’une double présentation de la culture musicale du siècle : d’un côté, des portraits d’un ensemble de personnalités importantes (compositeurs, interprètes, critiques et musicologues, hommes et femmes) et, de l’autre, des éclairages singuliers sur des aspects de cette culture musicale qui, traversant le siècle, subissent l’impact de ses profondes transformations économiques, sociales et politiques. Certains des sujets soulevés ici se retrouvent ensuite dans les chapitres chronologiques, comme celui des pratiques du concert, très développé, ou celui, captivant, des « lieux de mémoire », rituels, décors et monuments dévoués à la musique. Ces échos n’arrivent pourtant pas à corriger totalement l’impression d’un déséquilibre, voire d’une déconnexion entre ce premier bloc et les interventions des autres auteurs dans les chapitres chronologiques. Les collaborateurs semblent parfois étrangers aux problématiques annoncées au début. Ces quatre chapitres s’intitulent « La transition vers un nouveau siècle (1790-1830) », « Modernisation musicale et culture nationale (1830-1860) », « La consolidation d’une culture musicale (1860-1890) » et « Perspectives modernistes de la fin du siècle », qui couvre, en gros, la période 1890-1914. Dans ces chapitres, outre les textes de Carreras, Celsa Alonso reprend sans grands changements les grandes lignes de son histoire de la chanson lyrique espagnole (La canción lírica española en el siglo XIX, ICCMU, 1998) ; José Máximo Leza prolonge, autour de la réception de Rossini, l’histoire de l’opéra amorcée dans le volume précédent ; Cristina Bordas traite généreusement du marché musical, et Teresa Cascudo, en plus d’importantes sections sur le piano et sur la musique religieuse, signe en solitaire le dernier chapitre. Bordas et Cascudo intègrent par ailleurs dans leurs textes des questions qui ont rapport avec la technique (d’exécution) et la technologie (des instruments), importantes dans un siècle qui aurait souhaité user « de tous les modes d’interrogation du sonore » (Fauquet).

Dans le dernier chapitre, Cascudo affronte la question des nationalismes musicaux périphériques (catalan et basque) et les trois grandes figures de portée internationale du tournant du siècle, Albéniz, Granados et Falla, dans la production desquels elle discerne une intégration désormais possible des conventions du langage transnational de la modernité et d’un folklore musical identitaire. Les opéras de Pedrell et de Falla sont cependant étudiés deux fois, ici et dans le deuxième chapitre. On se pose la question, malgré l’intérêt du contraste des points de vue, de la nécessité de ces répétitions dans une synthèse aussi dense, alors que des personnalités décisives de la Barcelone de la première moitié du siècle, telles que le compositeur Francisco Andreví (exilé à Bordeaux et Paris entre 1836 et 1849) ou le critique Pau Piferrer, important pour la question de la réception de la musique allemande, pourtant généreusement traitée, ne font l’objet d’aucune mention.

Soulignons néanmoins l’effort des deux volumes pour offrir une histoire de la musique en Espagne qui ne regarde pas uniquement vers la cour et la capitale, et qui tente de rendre justice à la diversité et la richesse d’une géographie péninsulaire multipolaire. Carreras parle même d’une bicapitalité Madrid-Barcelone pour le xixe siècle. On n’ose pas affirmer qu’elle soit entièrement rendue dans le texte. Ce qui est certain, c’est que l’histoire nationaliste de la musique touche autant la « musique espagnole » que la « musique catalane », pour ne pas mentionner celles des états de l’Amérique du Sud. Le vrai dialogue entre des traditions historiographiques qui se sont souvent ignorées viendra sans doute d’une approche critique à laquelle ce volume a le grand mérite d’ouvrir la voie.

Le choix des illustrations est excellent (54 dans le quatrième volume, 38 dans le cinquième). Elles sont toujours accompagnées de textes assez longs qui, en particulier dans le cinquième volume, proposent de stimulants développements autour des sujets traités dans le corps du texte, d’après le modèle proposé par Dahlhaus (Die Musik des 19. Jahrhunderts, Laaber- Verlag, 1980). Les exemples musicaux (49 dans le quatrième volume), étant donné que ces partitions ne sont pas toujours faciles d’accès, sont également d’une grande utilité. On regrette d’autant plus la totale absence d’exemples musicaux dans le cinquième volume. Ni les nombreux tableaux et analyses dramaturgiques d’inspiration dahlhausienne, ni un vague renvoi à des partitions numérisées (p. 29), ne peuvent compenser cette regrettable absence. Les deux volumes sont accompagnés des très utiles index de noms, lieux et oeuvres citées. Que les réserves exprimées n’obscurcissent cependant pas l’exceptionnelle qualité de deux volumes qui, tout en invitant au dialogue avec d’autres traditions musicologiques, sont déjà devenus, par leur rigueur, et par leur fraîcheur, des incontournables de la recherche musicologique sur l’Espagne et sur l’Amérique hispanique.

Acerca del autor:
Lluis Bertran
Revue de Musicologie