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Historia de la música en España e Hispanoamérica, vol. 5: La música en España en el siglo XIX

Fecha:
11/11/2019
Allein diese Töne schlummern wie in einem ungespielten Instrument, bis die Nation sie hervorzulocken versteht 1.

1 Si la musique est un langage universel, selon le lieu commun, son histoire échappe difficilement à un champ plus restreint que l’on pourrait désigner par le champ national. Et de la nationalité au nationalisme, l’histoire n’a eu de cesse de montrer qu’il n’y avait qu’un pas. C’est par ce prisme aussi essentiel que difficile que Juan José Carreras conduit le volume 5 de la série Historia de la música en España e Hispanoamérica: «La musique en Espagne au xixe siècle». Pour le musicologue espagnol, il s’agit un projet longuement affiné et qui naît, symboliquement au moins, dans un article intitulé «Hijos de Pedrell» («Enfants de Pedrell») publié en 20012. Bien que secondé dans cette vaste entreprise (751 pages) par quatre autres musicologues (Cristina Bordas, Celsa Alonso, Teresa Cascudo et José Maximo Leza), Juan José Carreras livre une réflexion personnelle qu’il veut novatrice au regard d’une historiographie passée au crible et avec laquelle il prend ses distances.

Comment on écrit l’histoire (de la musique en Espagne)

2 Si nous paraphrasons le titre du célèbre ouvrage de Paul Veyne3, c’est que pour l’auteur du présent volume, l’histoire de la musique (discipline qui fait désormais partie intégrante des cursus universitaires dispensés dans les départements de musicologie depuis que cette dernière a été créée en Espagne sous l’impulsion d’Emilio Casares) doit faire l’objet d’une véritable remise en question et prendre en compte les nouvelles écoles historiques du xxe siècle. Elle doit être repensée afin de sortir de l’impasse dans laquelle nombre de ses prédécesseurs se seraient fourvoyés: le nationalisme. L’histoire de la musique constitue avant tout un objet de pensée, complexe, multiple sur lequel ont proliféré des discours dont il est nécessaire d’analyser les enjeux. Pour l’auteur, l’histoire des discours ne va pas sans un discours sur l’histoire à partir duquel le phénomène musical peut émerger. La personnification avec laquelle il ouvre le volume est éloquente: «Le xixe siècle a inventé la musique espagnole» (p. 21). La musique espagnole serait une invention, un mythe propre au xixe siècle avec lequel Juan José Carreras doit composer pour reconstruire, bâtir une histoire de la musique en Espagne. On pourrait y voir une démarche digne de l’ironie romantique, une histoire et son double, ou celle consistant à rechercher la racine du «mal» propre à la généalogie nietzschéenne. Pour faire face à un projet d’une telle ampleur, Carreras consacre une partie conséquente de son ouvrage à l’établissement de sa pensée, de ses principes et de ses méthodes. Ainsi, les chapitres I et II (p. 21 à 284) intitulés respectivement «Le xixe siècle musical» et «L’invention de la musique espagnole» posent les jalons d’une vision qui infusera les parties suivantes, conçues, elles, de façon chronologique. Carreras la résume en ces termes: «Narrer cette fascinante histoire en partant de l’expérience spécifique de la culture espagnole, c’est ce que se propose ce volume» (p. 21). Par «expérience spécifique de la culture espagnole», l’auteur entend «Mobilité, réseaux, représentation» (p. 51), «Marché et mécénat» (p. 80), «Absence et présence des femmes» (p. 103), «Le concert: événement esthétique et social» (p. 126), pour ce qui est du premier chapitre, et «Discours et pratiques» (p. 170), «Opéra national» (p. 223), pour ce qui est du deuxième. L’histoire de la musique relève avant tout de l’histoire culturelle au regard d’une titrologie qui se décline plus précisément encore à l’intérieur des chapitres. Chacun d’eux s’ouvre avec des pages plus conceptuelles: «Le xixe siècle comme époque historique» (p. 34) et «Nation, Musique nationale, nationalisme» (p. 151). C’est l’occasion pour Juan José Carreras de faire un état des lieux, de nommer les acteurs, les travaux et d’en fustiger, tout en reconnaissant des différences, la ligne commune, celle d’un nationalisme nourri soit par l’apologie soit par le rejet du patrimoine musical espagnol. C’est précisément sur ce point que Carreras souhaite se distinguer, la préconisation de Carlo Ginzburg chevillée au corps de son texte: «pouvoir saisir le sens global d’une réalité obscurcie par les brouillards de l’idéologie. »4 Bien qu’elle ne figure pas au corpus consistant des références théoriques, l’auteur s’y tient, au prix d’une exigence assumée (risquée?): ne pas «offrir de listes exhaustives d’œuvres et de compositeurs qui tentent de démontrer ce qui devrait être plus qu’évident à cette hauteur: qu’au xixe siècle, une musique abondante et variée a été composée, et que celle-ci a laissé de nombreux témoignages» (p. 27).

Œuvre, répertoire, patrimoine: dissonances?

3 Le lecteur non-spécialiste trouvera sans doute cette évidence optimiste, mais l’abondante et généreuse bibliographie qui conclut chaque chapitre apparaît comme une compensation5. L’objectif du travail de Carreras n’est pas de valoriser le répertoire espagnol, ni d’ériger celui-ci en patrimoine. Il consiste plutôt à le replacer dans un contexte plus large, celui des pratiques, en incluant la réception des répertoires étrangers. Or, la difficulté réside dans la recherche d’un équilibre – dont l’objectivité, pour Carreras, doit être maximale – extrêmement complexe entre, d’un côté, la réalité, incomplète, telle qu’elle nous parvient à travers les documents (les fameuses traces, les «tekmeria» de Veyne, toujours partielles) et, de l’autre, le poids des partitions, dont le nécessaire et infini dépouillement fragilise toute certitude. Ainsi, si quelques repères chiffrés auraient permis, dans certains chapitres, d’approcher l’évolution et l’importance de certains genres, Carreras nous rappelle régulièrement que cette concession serait contraire à son éthique. Plutôt que de donner le chiffre faramineux du nombre de zarzuelas créées en Espagne dans la deuxième moitié du xixe siècle par exemple, chiffre qui conduirait à une forme d’exaltation, l’auteur opte pour la dimension commerciale, l’importance du marché (p. 100, p. 451, p. 466). Certes, il s’appuie sur des propos de Barbieri, son compositeur le plus emblématique, mais dont le discours semble parfois réduit à cette seule réalité économique. De la même manière, les quelques titres cités pour illustrer un genre «qui a constitué une base fondamentale pour le développement de la culture musicale nationale» (p. 466), ne suffisent pas toujours à dessiner ses contours. Carreras privilégie le continuum, le perpetuum mobile d’un récit qui intègre plutôt qu’il ne distingue. Les pages qu’il consacre à l’analyse du répertoire mettent en valeur la façon dont certaines œuvres contribuent à la concaténation, à l’articulation, à la transformation, véritable moteur du discours historique. De fait, pour Juan José Carreras, «une des meilleures synthèses historiques globales du xixe siècle» (p. 21) est La transformation du monde de J. Osterhammel 6. Les titres de ses chapitres III, IV et V vont dans ce sens: «La transition vers un nouveau siècle (1790-1830), «Modernisation musicale et culture nationale (1830-1860)» et «La consolidation d’une culture musicale (1860-1890)». La périodisation choisie plaide aussi pour la continuité. Si 1790 est préférée à 1808, c’est que l’année du dos de mayo implique «une rupture problématique avec le xviiie siècle ou, plus concrètement, avec son héritage éclairé» (p. 285). Cette quête, si elle gomme certains reliefs du paysage musical espagnol, met en lumière non pas des chefs-d’œuvre – du moins pas exclusivement – mais des œuvres symptomatiques, des cas révélateurs du mouvement, de la transformation à l’œuvre. Celui de la musique sacrée constitue l’une des réussites du volume. De la p. 170 à la p. 195, à partir d’un travail de synthèse extrêmement utile, Carreras reconstruit la généalogie de l’idée de «musique espagnole» à partir des discours d’Eximeno, Teixidor, puis des frères Schlegel concernant la polyphonie sacrée: rigueur, puis simplicité, puis caractère populaire. Au-delà de l’important travail de récupération opéré para Hilarion Eslava, entre 1852 et 1860, dans ce domaine, avec les 10 volumes de sa Lira Sacro-Hispana, ce long glissement conduit à la figure de Falla, puis de Pedrell et au concept de musique historique. Enfin, p. 200, le raisonnement aboutit à la distinction entre la «musique espagnole» construite dans les discours et une sonorité espagnole bien distincte des clichés, aussi caractéristique que variée. C’est alors l’occasion d’évoquer le travail de collecte, de compilation, comme celui de José Inzenga avec Ecos de España ou de Pedrell avec son Cancionero musical popular español. Le travail de transcription, oscillant entre fidélité et arrangement, transporte ce répertoire d’origine rurale au salon, où il sera joué au piano, parfois avec des indications en italien (p. 211). S’en suit l’exemple de la chanson basque à forte portée symbolique Gernikako arbola qui offre une nouvelle forme de synthèse. Son auteur, Iparraguirre, véhicule l’image du musicien traditionnel basque tout en étant membre de la compagnie d’opéra italien dirigée par la famille Duprez. La musique est analysée ainsi que sa transformation au gré des années jusqu’à devenir un chœur chanté par 3000 enfants et applaudi par Pedrell (p. 213). Carreras «enchaîne» alors avec le rôle de l’harmonisation en lien avec le développement des sociétés chorales. Les deux contributions de Celsa Alonso posent un bilan clair, technique et efficace sur la manière dont le répertoire d’«airs», de danses (p. 358-363) et la canción lírica (p. 435-442) se diffusent, circulent de la rue au salon jusqu’aux salles de concert, et participent à l’élaboration d’un son proprement espagnol. Celles de Cristina Bordas, portant sur l’organologie (le piano, la guitare mais aussi les instruments des orchestres d’harmonie) donnent une dimension concrète à cette question du son; elles sont pourvues de tableaux extrêmement précieux.

4 Ces exemples liés à la pratique, interrogent le concept d’œuvre, de répertoire et de patrimoine au xixe siècle. La transformation, par de multiples étapes, d’un matériau, rend difficile la fixation d’un état définitif qui lui conférerait son statut d’œuvre, et pourtant sa dimension patrimoniale, liée à sa survivance, est évidente.

«L’histoire est un roman vrai» ou le crépuscule des idoles

5 Pour Paul Veyne, «les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur; l’histoire est un roman vrai. »7 La dimension romanesque pour cet historien renvoie non pas à la littérature comme fiction mais à un ensemble d’outils susceptibles de lui être empruntés. La nécessité d’une narration et la présence de l’homme «acteur», assimilée au statut de personnage, rassemblent les conditions de transmission, d’intelligibilité du récit historique. Sans doute en raison d’une tradition très ancrée, en Espagne comme ailleurs, des biographies de musiciens célèbres, Carreras, refuse catégoriquement cette approche. Son discours sur l’opéra espagnol, fantôme ou fantasme (p. 223), selon les traductions, est significatif: plus qu’un choix, il s’agirait de rendre compte d’une absence avérée de chef de file, d’une figure majeure, à l’image d’un Beethoven, d’un Verdi ou d’un Wagner. Parmi les compositeurs espagnols, si l’on omet le chapitre VI intitulé «Perspectives modernistes de fin de siècle» consacré à Granados, Albéniz et Falla et écrit par Teresa Cascudo, seuls Carnicer, Sor, Aguado, Eslava, Chapí, Bretón et Pedrell sont nommés dans la table des matières. Carnicer est associé par José Maximo Leza à la réception de Rossini, Sor et Aguado sont liés à l’école de guitare traitée par Cristina Bordas, et Eslava renvoie à une étude de Cascudo à propos de la musique sacrée. Carreras quant à lui prend en charge Chapí, Bretón et Pedrell. Ni Manuel García, ni Francisco Asenjo Barbieri, ni Emilio Arrieta, n’y figurent, alors que chacun d’eux a fait l’objet d’une monographie récente8 et que les écrits et la correspondance du premier constituent une source incontournable, ils sont par ailleurs cités à plusieurs reprises dans la bibliographie.

6 Carreras et ses collaborateurs ouvrent cette liste aux grands compositeurs étrangers dont ils étudient la réception, phénomène traité avec intérêt, ce qui suscite celui du lecteur. Ainsi, Leza explique combien l’œuvre de Rossini incite au renouvellement de la scène lyrique en Espagne (p. 293-308), tandis que Carreras identifie les aspects de l’œuvre de Haydn compatibles avec le goût du public espagnol (p. 332-336). Puis, l’œuvre pour piano, la musique de chambre, et dans une bien moindre mesure les opéras et le Requiem de Mozart éclairent et accompagnent les diverses formes du concert. Enfin, les pages 344-345 révèlent l’émergence du quatuor à cordes en Espagne. La réception de Beethoven est abordée dans les deux parties du livre. L’exécution de ses symphonies engage un travail sur le concert symphonique qui ne rencontrera réellement son public que dans la deuxième moitié du siècle, grâce à la création notamment de la Sociedad de conciertos et à l’impulsion donnée par Monasterio et Barbieri. L’hypothèse de Carreras quant au nombre réduit de compositions symphoniques en Espagne est le mot d’ordre d’une industrie culturelle favorisant les succès fulgurants mais éphémères des œuvres de divertissement opposées aux exigeantes partitions symphoniques. Les 5 symphonies de Pedro Miguel Marqués (1843-1918) constitueraient une «curieuse excentricité» (p. 517).

7 La réception de Wagner et celle d’Offenbach donnent lieu à une réflexion approfondie sur la question des transferts sur la scène lyrique et celle de l’appropriation en profondeur de deux figures majeures et antithétiques de la musique européenne. Parmi ces pages, l’analyse (p. 542-544) du «monumento a los chisperos» inauguré en 1913 en l’honneur de Ramón de la Cruz, Barbieri, Ricardo de la Vega et Chueca – et plus généralement à tous les compositeurs et librettistes de sainetes, genre appartenant à une tradition sans cesse renouvelée – est peut-être l’une des plus représentatives de l’esprit de cet ouvrage. Le lien entre un monument dédié à un genre et ses auteurs et leur inscription dans le temps, comme lieux de mémoires, rappelle combien l’histoire de la musique n’échappe ni aux représentations ni aux discours officiels.

8 Le volume s’achève avec les Noches en los jardines de España de Falla, et l’impression que le xixe siècle n’a toujours pas fini d’écrire son histoire.

 

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Notes

1 «Mais ces sons sommeillent, comme dans un instrument dont personne ne joue, jusqu’à ce que la nation s’y entende à les réveiller» (Humboldt Wilhelm von, «Introduction à l’Agamemnon [1816]», Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, présentés, traduits et commentés par Denis Thouard, Paris, Seuil, 2000, p. 36-37)

2 Carreras Juan José, «Hijos de Pedrell: La historiografía musical española y sus orígenes nacionalistas (1780-1980), Il Saggiatore musicale, vol. 8, no 1, 2001, p. 121-169.

3 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971.

4 Ginzburg Carlo, Mythes emblèmes traces Morphologie et histoire, nouvelle édition augmentée, traduction de l’italien par Monique Aymard, Christian Paoloni, Elsa Bonan et Martine Sancini-Vignet, revue par Martin Rueff, Paris, Verdier, 1989, p. 358.

5 Nous entendons et soulignons par-là l’attention portée non seulement aux travaux de spécialistes réputés mais aussi à ceux de jeunes chercheurs.

6 Osterhammel Jürgen, The Transformation of the World: A Global History of the Nineteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2014.

7 Veyne, Comment on écrit l’histoire, p. 10.

8 Voir le catalogue de publications de l’Instituto Complutense de Ciencias Musicales (ICCMU): https://iccmu.es/divulgacion-y-publicaciones/ (consulté le 15 avril 2019).

Fuente:
https://journals.openedition.org/transposition/3008

Acerca del autor:
Isabelle Porto San Martin
Transposition. Musique et Sciences sociales